Index   Back Top Print

[ FR  - IT ]

VOYAGE APOSTOLIQUE À MADAGASCAR, LA RÉUNION, ZAMBIE ET MALAWI

MESSE POUR LA BÉATIFICATION DE FRÈRE SCUBILION

HOMÉLIE DU SAINT-PÈRE JEAN-PAUL II

Saint Denis (La Réunion)
Mardi, 2 mai 1989

 

1. «Vous êtes le sel de la terre!
Vous êtes la lumière du monde»[1].

Dans l'Evangile de saint Matthieu, ces paroles étonnantes s’adressent aux auditeurs du Sermon sur la montagne, c’est-à-dire à tous ceux qui ont entendu le message des Béatitudes, la loi du Royaume de Dieu.

C’est donc à la foule des pauvres, des affligés, des affamés de justice, des insultés, des calomniés, des persécutés que Jésus vient dire: «Vous êtes le sel de la terre! Vous êtes la lumière du monde».

Telle est, en effet, l’idéal que Jésus propose à ses disciples et l’appel qu’il lance au Peuple de Dieu dans son ensemble. Telle est la vocation de l’Eglise. Telles sont aussi les exigences de l’Evangile pour les membres de cette Eglise.

«Vous êtes le sel de la terre! Vous êtes la lumière du monde» ! Serait-ce pour nous une sorte de brevet d’autosatisfaction? Non, c’est la vérité quand nous pensons à ce que nous sommes: «Voyez quel grand amour nous a donné le Père, pour que nous soyons appelés enfants de Dieu – car nous le sommes»[2]. Et saint Pierre affirme: «Vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis, pour annoncer les louanges de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière»[3]. Le grand Pape saint Léon interpellait ainsi les fidèles dans la nuit de Noël: «Reconnais, ô chrétien, ta dignité».

«Vous êtes le sel de la terre...». Qu’est-ce à dire? Le sel donne leur saveur aux aliments et les conserve. Le sel est précieux. Quand Jésus déclare: «Vous êtes le sel de la terre: si le sel s’affadit avec quoi le salera-t-on?» , il veut dire: ce que vous avez reçu vous rend précieux pour le monde; rien ne peut remplacer ce que vous apportez. Il vous appartient d’être ici-bas ceux qui empêchent la vie de perdre son goût.

Frères et Sœurs de La Réunion, qui donnez du goût au monde par votre foi, je vous salue de grand cœur et je vous dis toute ma joie d’être avec vous pour honorer votre premier Bienheureux: le Frère Scubilion.

Je salue Monseigneur Gilbert Aubry, votre Evêque, et je lui offre mes vœux cordiaux en ce jour anniversaire de son ordination épiscopale.

Je salue également Monsieur le Cardinal Albert Decourtray, Président de la Conférence des Evêques de France, et Monsieur le Cardinal Jean Margéot, Président de la Conférence épiscopale de l’Océan Indien, ainsi que mes Frères les Evêques.

J’adresse mes salutations cordiales aux prêtres, aux religieux et religieuses. Je salue, en particulier, le Frère John Johnston, Supérieur général des Frères des Ecoles chrétiennes, ainsi que les membres de l’institut ici présents: je partage leur joie et je m’associe à leur action de grâce en ce jour où la grande famille de saint Jean-Baptiste de la Salle est de nouveau à l’honneur.

Aux Autorités civiles venues à cette célébration liturgique, je présente mes salutations déférentes, et je les remercie de leur présence.

Et, encore une fois, salut à vous, Frères et Sœurs Réunionnais!

2. Aujourd’hui, alors que l’Evêque de Rome vient vous voir, je voudrais avant tout rendre grâce au Seigneur avec vous pour le don de la foi accordé à ce pays. A la Bonne Nouvelle qui vous a été proposée, vous avez adhéré d’un cœur libre. L’évangélisation a déjà produit ici des fruits nombreux, et le Frère Scubilion est un remarquable témoin du mouvement vers la sainteté inauguré dans cette île par les premiers missionnaires.

3. Cette foi reçue des ancêtres, il faut que chacun la fasse grandir en lui, par un enracinement volontaire dans une paroisse, dans une communauté, dans une équipe de quartier, dans une équipe de réflexion, dans un mouvement. Avant tout, il faut que la foi chrétienne pénètre dans cette communauté de base qu’est la famille. Frères très chers, que la famille soit le premier domaine de votre engagement de baptisés, dans la ferme conviction de la valeur unique et irremplaçable de la cellule familiale pour le développement de la société et de l’Eglise. Prenez part aux activités ecclésiales là où vous êtes, et considérez l’approfondissement de votre formation chrétienne comme une priorité à laquelle il faut savoir consacrer du temps. Enfin, sans restreindre vos engagements aux services proprement ecclésiaux, apportez votre contribution qualifiée à la construction d’une société toujours plus respectueuse de la dignité humaine, en n’ayant pas peur de dire non à l’esclavage des matérialismes qui pourraient vous séduire. Soyez d’authentiques éléments de progrès civique et moral pour cette île qui est la vôtre.

Sans imposer votre foi, dans le respect des autres, vivez «la différence chrétienne» et que la marque catholique apparaisse non seulement dans les comportements individuels, mais dans la trame de la vie communautaire et collective: en famille, en affaires, dans les loisirs, en politique. Il y a une manière d’être et d’agir qui doit influer sur les structures de la société. Ne vous réfugiez pas dans une fausse humilité qui consisterai à taire le contenu de la foi ou à en faire disparaître l’expression publique. Vivez en conformité avec les exigences chrétiennes, et vous deviendrez témoins de l’Amour. Cherchez, avec tous les autres, les voies d’un développement humain pour tous, afin que chaque personne soit reconnue dans sa dignité.

4. Ce souci de la dignité de l’être humain, le Frère Scubilion en a témoigné pendant ses années de vie missionnaire. Il était né à la fin du XVIIIe siècle, en France métropolitaine, dans l’actuel diocèse de Sens-Auxerre qui a tenu à envoyer ici une délégation. Entré dans la vie religieuse, chez les Frères des Ecoles chrétiennes, il s’est porté volontaire pour un apostolat dans les terres lointaines, dans son désir d’un don plus total de lui-même. En 1833 il arriva à La Réunion pour y servir jusqu’à sa mort.

L’amour de Dieu et l’amour du prochain ont été inséparables en lui. Il a brillé, aux yeux de tous, d’une puissance d’amour qui a su révéler le Dieu de l’Amour. Il a été lumière, comme le voulait le Christ: «Vous êtes la lumière du monde». Il s’est laissé éclairer par Jésus-Christ et il éclairé les autres de la lumière de Jésus-Christ, par son exemple et, en particulier, par sa catéchèse parmi les esclaves.

En bon éducateur, le Frère Scubilion aimait catéchiser. Avec entrain, il concevait de savoureuses leçons de catéchisme. Son amour des jeunes et sa jovialité le poussaient à emmener ses élèves de Sainte-Marie explorer les Hauts de la Ravine-des-Chèvres ou les grottes des Trois-Trous; ou même il tentait avec eux l’ascension du Piton du Charpentier. Ces excursions étaient aussi des pèlerinages: on visitait l’église de la Rivière-des-Pluies ou Notre-Dame de Bel-Air ou Notre-Dame de Bon-Secours. Dans la lumière du monde, le Frère faisait découvrir aussi la lumière de l’âme, la lumière du Christ.

5. Le Frère Scubilion a compris et a vécu l’amour du prochain dans sa dimension évangélique. Dans toute personne, il a su voir l’image et la ressemblance de Dieu. Il a aimé à la manière de Dieu. Dans le sillage de saint Jean-Baptiste de la Salle, fondateur des Frères des Ecoles chrétiennes, il a manifesté une grande tendresse pour ceux qui lui étaient confiés. Il les a aidés à prendre confiance, à se pardonner mutuellement, à donner un sens à leur vie, à marcher vers l’espérance, et il s’est distingué au service des malades, montrant beaucoup de compassion à ses frères en détresse. Il a pratiqué la charité dont l’Apôtre Paul s’est fait le chantre admirable dans sa Lettre aux Corinthiens que nous avons écoutée ensemble: «L’amour prend patience, l’amour rend service; l’amour ne jalouse pas; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil; il ne fait rien de malhonnête; il ne cherche pas son intérêt; il ne s’emporte pas; il n’entretient pas de rancune; il ne se réjouit pas de ce qui est mal, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai; il supporte tout, il fait confiance en tout il espère tout, il endure tout»[4].

6. Le plus grand commandement de la Loi est d’aimer Dieu de tout son cœur et le prochain comme soi-même. De cette loi d’amour, le Christ a fait son commandement personnel. C’est la nouveauté de l’Evangile, qui accomplit et achève la Loi ancienne: «Ne pensez pas que je suis venu abolir mais accomplir»[5]. Et Jésus poursuit, faisant d’avance l’éloge de tous les éducateurs de l’étoffe du Frère Scubilion: «Celui qui rejettera un seul de ces plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire ainsi, sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux. Mais celui qui les observera et les enseignera sera déclaré grand dans le Royaume des cieux»[6].

7. Chers Frères et Sœurs, la béatification du Frère Scubilion est comme un événement fondateur dans l’histoire de votre Eglise diocésaine. Elle souligne en même temps que cette partie du monde, que cette région de l’Océan Indien, que votre île, ont vocation à susciter des exemples de sainteté pour toute l'Eglise. Le Père Laval à l’Ile Maurice, Victoire à Madagascar, le Frère Scubilion à La Réunion, se donnent la main pour rapprocher vos peuples dans la fraternité des enfants de Dieu; comme le font aussi d’autres grandes figures de votre pays: le Père Monet, «apôtre des noirs» , le Père Levasseur, compagnon de Libermann, Aimée Pignolet de Fresne, fondatrice des Filles de Marie. Vous avez déjà un patrimoine spirituel qu’il vous importe non seulement de garder mais de bien connaître pour en vivre et pour que surgissent toujours des apôtres au cœur de feu. Assumez votre histoire et devenez-en les acteurs de premier plan! En vivant l’Evangile comme l’ont fait ces grands serviteurs de Dieu, vivifiez toujours mieux votre culture. Vous donnerez envie d’être plus humains à la mesure de l’amour de Jésus-Christ pour les hommes et les femmes de La Réunion.

8. Sur votre île, vous connaissez une abondance relative. Cependant, la course à la consommation peut détourner du vrai chemin évangélique de la réussite humaine. Chez vous, comme en métropole, il y a sans doute des modes de vie à réviser pour connaître le bonheur des simples et préserver la qualité des relations humaines. En outre, avec beaucoup d’autres pays, vous faites malheureusement l’expérience du chômage et il vous faut chercher à la résorber sur place. De même que vous avez su reprendre vie après la dure épreuve du cyclone Firinga (28-29 janvier 1989), je souhaite que votre solidarité fraternelle aille à tous ceux qui sont sans travail et vous suggère les initiatives locales nécessaires pour que tous participent à un développement digne et responsable.

9. Quant à vous, chers jeunes qui m’écoutez, je sais combien vous êtes sensibles à la réussite de la vie dans la paix. Votre cœur est sans frontières et vous voulez aimer. Vous voulez tout donner de vous-mêmes pour aimer et être aimés. Vous avez bien raison, car sans amour la vie n’atteint pas son but. Mais attention aux caricatures de l’amour! Saint Paul nous a donné aujourd’hui les signes distinctifs de l’amour vrai. Bâtissez votre vie sur ce type d’amour. Laissez Jésus-Christ vous prendre la main. Il ne vous lâchera pas car il veut aller avec vous jusqu’au bout de l’amour. Cherchez votre vocation: vocation au mariage chrétien, vocation religieuse ou vocation sacerdotale. Apprenez à vous respecter, à vous soutenir pour bâtir un monde où vous ferez triompher les valeurs de louange de Dieu et de service des hommes, valeurs de tendresse et de partage, de justice et de paix, de solidarité et de responsabilité. N’ayez pas peur des sacrifices pour vous perfectionner de jour en jour et faire fructifier vos talents. Le chemin de la perfection, le chemin de l’effort, c’est aussi le chemin de la joie. Bonne chance pour aujourd’hui et pour demain! L’Eglise et le monde comptent sur vous: devenez les champions de votre avenir solidaire.

10. Vous tous qui êtes ici, vous qui m’écoutez à la radio et à la télévision, Jésus vous dit: «Vous êtes la lumière du monde» ! Laissez-moi vous dire en créole:

Resse pas dan’ fénoir viens dans la Lumière. Mette par côté çaq l’a pas bon et marche droite avec zot conscience droite. Soleil y lève, soleil y dort, la lune y lève, la lune y dort; zot même la lumière y éteinde pas.

[Traduction: Ne restez pas dans les ténèbres; venez à la lumière. Laissez de coté ce qui n’est pas bon et allez tout droit avec votre conscience droite. Le soleil se lève et puis il se couche; la lune se lève et puis elle se couche; mais vous êtes la lumière qui ne s’éteint pas].

Avec votre Evêque et tous vos pasteurs continuez à édifier votre Eglise et à développer votre pays, en cherchant à faire reculer les esclavages qui déshumanisent l’existence.

Dans le sillage de Frère Scubilion, apprenez à devenir des saints. Comme lui, bâtissez votre vie sur le mystère de la croix, sur la puissance vivifiante de l’Eucharistie, sur la dévotion à Marie, Reine des Apôtres.

Que cette Mère très aimante vous protège et vous conduise dans la paix vers son Fils Jésus!

A Lui, honneur et gloire pour les siècles des siècles!

 


[1] Mt 5, 13. 14.

[2] 1 Jn 3, 1.

[3] 1 P 2, 9.

[4] 1 Co 13, 4-7.

[5] Mt 5, 17.

[6] Ibid. 5, 19.

 



Copyright © Dicastero per la Comunicazione - Libreria Editrice Vaticana