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 LETTRE DU PAPE PIE XII
À M. CHARLES FLORY
POUR LA XLIe SESSION DES SEMAINES SOCIALES DE FRANCE*

 

En ouvrant à Rennes la prochaine Session des Semaines Sociales de France, vous n'évoquerez pas sans émotion ni reconnaissance la première de ces assemblées appelées à un si large retentissement, qui, il y a un demi siècle, réunissait déjà quelques centaines d'auditeurs dans la grande cité lyonnaise, toujours féconde en initiatives charitables et sociales. Et Nous voulons Nous-même vous dire tout d'abord Notre joie de ce Jubilé d'or et vous adresser de grand cœur en cette circonstance Nos paternelles félicitations.

Lorsqu'en 1904 naissaient les Semaines Sociales sous l'impulsion d'un Marius Gonin, d'un Adéodat Boissard et de quelques autres grands chrétiens nourris des enseignements de Léon XIII, une double intention, doctrinale et apostolique, animait ces généreux pionniers. D'une part, déclarait Henri Lorin, leur premier Président, ils voulaient prendre pour eux-mêmes « la conscience nette de ce que requiert et de ce qu'entraîne le catholicisme au point de vue des relations humaines » ; et, tournés d'autre part vers le monde du commerce et de l'industrie, ils entendaient « rechercher, à l'endroit des rapports sociaux, les exigences de la réalité totale, de celle, disait-il, qu'une foi pleine nous révèle, comme de celle qu'une observation scrupuleuse nous fournit » (Semaines Sociales de France, 3e Session, Dijon 1906, p. 9).

Les Semaines Sociales sont toujours demeurées fidèles à ce programme, dans un esprit de filiale docilité au Magistère de l'Église. Par la compétence de collaborateurs de choix, groupés, après la mort d'Henri Lorin, autour d'Eugène Duthoit puis de vous-même, par la valeur intellectuelle de ses enseignements recueillis en une précieuse collection, en raison aussi de la prudence de ses conclusions, qui projettent sur le sujet traité une lumière chrétienne sans préjuger des justes libertés d'action, votre « Université itinérante » s'est peu à peu imposée à l'attention des juristes, des sociologues, des économistes, pour faire pénétrer le ferment de la doctrine catholique jusque dans les institutions. Elle a su, dans le même temps, gagner la confiance de larges auditoires, où se mêlent chaque année prêtres et laïques, hommes d'étude et hommes d'action. Son rayonnement au surplus a depuis longtemps franchi les frontières de votre patrie et, si les Sessions attirent des participants étrangers toujours plus nombreux, il faut surtout se réjouir de ce que les Semaines Sociales deviennent en plusieurs pays une institution reconnue, à laquelle l'épiscopat et le Saint Siège lui-même attachent un juste prix.

Tâche magnifique, menée avec persévérance malgré l'ébranlement profond des deux guerres mondiales qui interrompirent quelque temps vos travaux. Maintes fois Nos Prédécesseurs et Nous-même avons béni votre entreprise. Mais, en cette année jubilaire, Nous aimons vous dire Notre gratitude et le vœu que Nous formons de voir les Semaines Sociales de France poursuivre avec succès une œuvre qui s'avère plus utile que jamais. Tant de menaces pèsent encore sur la société, tant d'erreurs s'efforcent d'en saper les fondements, tant de mirages séduisent les meilleurs! Aujourd'hui comme hier, les Semaines Sociales, fermes dans la doctrine, courageuses dans la recherche, fraternelles dans la collaboration de tous, doivent être pour les catholiques et leurs divers mouvements un carrefour vivant où, à la lumière d'exposés substantiels, se confrontent les expériences, se forgent les convictions et se mûrissent les initiatives d'action.

Telle sera, en particulier, Nous aimons à le penser, la présente Session de Rennes. Sous l'égide prudente et éclairée du Cardinal Archevêque de cette catholique cité bretonne, qui accueillait déjà vos devanciers il y a trente ans, vous désirez célébrer ce Cinquantenaire dans le travail ; et le seul titre « Crise du Pouvoir, Crise du Civisme » prouve que vous n'avez pas craint de traiter une grave et difficile question, dont tous les observateurs s'accordent à reconnaître le caractère d'actualité.

En abordant ce sujet, rendu plus complexe encore par le jeu des passion partisanes et des intérêts particuliers, les maîtres de la Semaine Sociale auront à cœur d'affermir leur pensée sur les principes chrétiens concernant le Pouvoir civil, si souvent réaffirmés par les Pontifes romains, surtout depuis Léon XIII. Quiconque, en effet, n'en possède pas une claire notion, risquerait de se laisser abuser par une présentation toute spécieuse des problèmes nouveaux posés à l'État moderne.

La mission de l'État, rappelions-Nous au début de Notre Pontificat, est « de contrôler, aider et régler les activités privées et individuelles de la vie nationale, pour les faire converger harmonieusement vers le bien commun ; or celui-ci ne peut être déterminé par des conceptions arbitraires, ni trouver sa loi primordiale dans la prospérité matérielle de la société, mais il la trouve bien plutôt dans le développement harmonieux et dans la perfection naturelle de l'homme, à quoi le Créateur a destiné la société en tant que moyen » (Enc. Summi Pontificatus, A. A. S. t. 31, p. 433). En un mot, la vraie notion de l'État est celle d'un organisme fondé sur l'ordre moral du monde, et la première tâche d'un enseignement catholique est de dissiper les erreurs, — celle en particulier du positivisme juridique, — qui, en dégageant le Pouvoir de son essentielle dépendance à l'égard de Dieu, tendent à briser le lien éminemment moral qui l'attache à la vie individuelle et sociale.

Seul d'ailleurs cet ordre souverain peut fonder l'« autorité véritable et effective » de l'État, dont Nous redisions l'impérieuse nécessité en Notre dernier Radiomessage de Noël (cfr. A. A. S. t. 46, p. 15). Sur cette base commune, la personne, l'État, l'autorité publique, avec leurs droits et leurs devoirs respectifs, sont indissolublement liés : « la dignité de l'homme est la dignité de l'image de Dieu ; celle de l'État est la dignité de la communauté morale voulue par Dieu; celle de l'autorité politique est la dignité de sa participation à l'autorité de Dieu » (Radiomessage de Noël 1950.- A. A. S. t. 37, p. 15). En vertu de cette intime connexion, l'État ne saurait donc violer les justes libertés de la personne humaine sans ébranler sa propre autorité, et inversement c'est, pour l'individu, ruiner sa propre dignité que d'abuser de sa liberté personnelle au mépris de sa responsabilité vis-à-vis du bien général.

Si donc on déplore une crise civique, que l'on s'interroge d'abord sur la fidélité des uns et des autres à ces exigences essentielles de la morale politique. Quand bien même certaines circonstances rendraient de nos jours plus difficile l'exercice du pouvoir, qu'on ne craigne pas de dénoncer cette carence spirituelle et morale. Dans une large mesure une crise du Pouvoir est une crise de civisme, c'est-à-dire en fin de compte une crise de l'homme.

N'est-ce pas d'ailleurs ce que confirme l'expérience quotidienne ? S'il est vrai que, dans un État démocratique, la vie civique impose de hautes exigences à la maturité morale de chaque citoyen, il ne faut pas craindre de reconnaître que beaucoup d'entre eux, parmi ceux mêmes qui se disent chrétiens, ont leur part de responsabilité dans le désarroi actuel de la société. Les faits sont là, qui exigent un redressement certain. C'est, pour ne citer que les plus notoires, le désintéressement des affaires publiques, se traduisant entre autres par l'abstention électorale aux conséquences si graves ; c'est la fraude fiscale, qui se répercute sur la vie morale, l'équilibre social et l'économie du pays ; c'est la critique stérile de l'autorité et la défense égoïste des privilèges au mépris de l'intérêt général.

Dans la réaction nécessaire contre cet état de choses, le catholique doit donner l'exemple. Car « loin d'y avoir la moindre incompatibilité entre la fidélité à l'État, les deux ordres de devoirs, que le vrai chrétien doit toujours avoir présents à l'esprit, sont intimement unis dans la plus parfaite harmonie » (Radiomessage de Noël 1950 - A.A.S. t. 43, p. 53). N'est-ce pas le Prince des Apôtres qui enseignait déjà : « Soyez soumis à toute institution humaine à cause du Seigneur, ...car telle est la volonté de Dieu » (1 P 2, 13-15).

Mais d'individuel, l'incivisme devient vite collectif. Et la constitution de groupes d'intérêts, puissants et actifs, est peut-être l'aspect le plus grave de la crise que vous analysez. Qu'il s'agisse de syndicats patronaux ou ouvriers, de trusts économiques, de groupements professionnels ou sociaux, — dont certains même sont au service direct de l'État, — ces organisations ont acquis une puissance qui leur permet de peser sur le gouvernement et la vie de la nation. Aux prises avec ces forces collectives, souvent anonymes, et qui parfois, à un titre ou à un autre, débordent les frontières du pays, comme aussi bien les limites de leur compétence, l'État démocratique issu des normes libérales du XIXe siècle parvient difficilement à maîtriser des tâches chaque jour plus vastes et plus complexes.

Sans doute l'enseignement de l'Église recommande-t-il l'existence, au sein de la nation, de ces corps intermédiaires qui coordonnent les intérêts professionnels et facilitent à l'État la gestion des affaires du pays. Et toutefois, « oseraient-elles se flatter de servir la cause de la paix intérieure, ces organisations qui, pour la défense des intérêts de leurs membres, ne recourraient plus aux règles du droit et du bien commun, mais s'appuieraient sur la force du nombre organisé et sur la faiblesse d'autrui » ? (Radiomessage de Noël 1950, loc. cit. p. 55). Le même sens chrétien de désintéressement dans le service, de respect des devoirs de justice et de charité, ici encore est requis. Et, si les responsables de ces organismes ne savent pas élargir leurs horizons aux perspectives de la nation, s'ils ne savent pas sacrifier leur prestige et éventuellement leur avantage immédiat à la loyale reconnaissance de ce qui est juste ils entretiennent dans le pays un état de tension nuisible, ils paralysent l'exercice du Pouvoir politique et compromettent finalement la liberté de ceux mêmes qu'ils prétendent servir.

Aussi bien est-ce pour protéger la liberté du citoyen, en même temps que pour servir le bien commun par l'active coopération de toutes les forces vives de la nation, que les Pouvoirs publics doivent exercer leur activité avec fermeté et indépendance. Ils le feront avec une claire vision de leur mission et de ses limites: ils le feront « avec cette conscience de leur propre responsabilité, cette objectivité, cette impartialité, cette loyauté, avec cette générosité et cette incorruptibilité, sans lesquelles un gouvernement démocratique, disions-Nous naguère, réussirait difficilement à obtenir le respect, la confiance et l'adhésion de la meilleure partie du peuple » (Radiomessage de Noël 1943, loc. cit. p. 15-16).

La fidélité des gouvernants à cet idéal sera au surplus leur meilleure sauvegarde contre la double tentation qui les guette devant l'ampleur croissante de leur tâche : tentation de faiblesse, qui les ferait abdiquer sous la pression conjuguée des hommes et des événements ; tentation inverse d'étatisme, par laquelle les pouvoirs publics se substitueraient indûment aux libres initiatives privées pour régir de façon immédiate l'économie sociale et les autres branches de l'activité humaine. Or, si l'on ne peut aujourd'hui nier à l'État un droit que lui refusait le libéralisme, il n'en reste pas moins vrai que sa tâche n'est pas, en principe, d'assumer directement les fonctions économiques, culturelles et sociales qui relèvent d'autres compétences. Elle est bien plutôt d'assurer la réelle indépendance de son autorité, en sorte de pouvoir accorder à tout ce qui représente une puissance effective et valable dans le pays une juste part de responsabilité, sans péril pour sa propre mission de coordonner et d'orienter tous les efforts vers une fin commune supérieure. Et si même, pour réaliser une meilleure intégration de certains corps intermédiaires dans la communauté nationale, il pouvait parfois s'avérer opportun de les appeler à une collaboration plus étroite et plus organique avec les pouvoirs publics, cette question serait susceptible de faire l'objet de nouvelles et prudentes recherches.

Et pourtant, Nous aimons le redire en terminant, que la réflexion sur les institutions et la recherche de remèdes au niveau des structures politiques ne fassent jamais perdre de vue les racines morales de toute crise du civisme. Trop longtemps le sens juridique fut vicié par la pratique d'un utilitarisme partisan au service des intérêts particuliers d'individus, de classes, de groupes ou de mouvements. Il faut que l'ordre juridique se sente de nouveau lié à l'ordre moral. Et plaise à Dieu que celui qui commande, comme celui qui se soumet, n'aient désormais devant les yeux que l'obéissance aux lois éternelles de la vérité et de la justice !

Les maîtres de la Semaine Sociale de Rennes ne mettront pas en relief ces graves exigences du devoir civique, sans souligner en même temps la force surnaturelle qu'il faut recevoir de Dieu pour y demeurer fidèle. Hommes de gouvernement aux prises avec de lourdes responsabilités, organisations privées chargées de vastes intérêts collectifs, simples citoyens justement soucieux de servir le bien général. C'est à tous que s'adresse l'avertissement du Psalmiste : « Si le Seigneur n'édifie pas la maison, en vain travaillent les bâtisseurs ; si le Seigneur ne garde pas la cité, en vain veille la sentinelle (Ps 126,1). Aussi est-ce de grand cœur que Nous appelons à ces intentions sur Nos chers fils de France et, en premier lieu, sur les auditeurs de la Semaine Sociale de Rennes, leurs maîtres et leur si dévoué Président, une particulière abondance de grâces, en gage desquelles Nous vous accordons, en cette année jubilaire, Notre très paternelle Bénédiction apostolique.

Du Vatican, le 14 juillet 1954.

PIUS PP. XII


* Discours et Messages-radio de S.S. Pie XII, XVI,
  Seizième année de Pontificat, 2 mars 1954 - 1er mars 1955, pp. 461-466
  Typographie Polyglotte Vaticane

 



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